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Bruno ODILE
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7 janvier 2014

Jean-Marc La freniere.

Verser la vie

 

Il n’y a plus grand chose d’humain dans l’aventure humaine. L’eau est en bouteille et l’air est pollué. On harnache le vent et les torrents de montagne. Il faut qu’un homme se lève parmi les hommes pour rencontrer sa vie. Le stéthoscope des fougères prend le pouls de la terre. Mes lèvres saignent un peu sous le baiser des ronces. Sous les piles du pont, la ligne d’horizon pêche dans l’eau du lac. Le rêve monte en moi comme un lait sur le feu, une vague sur la mer, un bouquet de frissons dans le pot de grès du corps. La nuit n’a ni début ni fin. Elle semble chercher ce à quoi elle succède. Elle ne se raconte pas. Ce qu’elle écrit vient d’ailleurs. On ne sait même pas de quel ailleurs. Il ne reste du temps qu’un peu de neige dans la main, le songe d’une fleur que l’on n’a pas semée. Dans le sale métier de vivre, heureusement qu’il y a la vie. Il neige de nouveau. Les cils mâchent des confettis. On n’entend plus le bruit des hommes. Leurs mots sont comme une vague silencieuse. Le sol se dérobe sous le sel froid du gel. Les souffleuses n’arrêtent pas d’enneiger l’horizon. Les bancs de neige interrompent la digestion du temps. L’hiver est un blues blanc, sans note bleue, sans partition, sans voix. Le froid nous rend muet, nous rend sourd, à peine une sensation d’oreille, un mouvement de langue, une morsure du vent.        

Écrire est un travail physique. Le crayon bouge, mais c’est la main qui parle, le cœur sur la main, le sang qui les anime. La parole est une colonne vertébrale. Sans elle, les pensées ne tiendraient plus à rien. Le silence serait à bout de souffle comme une ombre sans lumière. Je n’ai rien écrit aujourd’hui. J’ai fait de la raquette, dessinant sur la neige une impossible route. Le blizzard a tout effacé, mes paroles d’Indien et la piste des bêtes. La mémoire brûle encore le petit bois d’hier. Le rêve n’a pas assez de place dans mon corps. Il veut sortir, goûter, manger, trouver sa voix, quitte à recevoir des coups, à se brûler les doigts, à se mordre la langue. Ce que l’on dit est devant soi, toute son intimité offerte aux yeux des gens, ses os livrés aux dents des chiens. La voix des autres n’est jamais que la nôtre, celle du courage ou de la peur, celle des femmes qui accouchent, celle des hommes qui se taisent. Ma voix se tient debout, nettoyant les oreilles de l’angoisse, ouvrant les yeux aveugles à la lumière. Je ris toujours de guingois, un bout de larme sur les lèvres, une flamme dans les yeux. Avec le temps tout se mélange, les oui avec les non, les appels, les refus, l’amour avec la haine, les regrets, les désirs, la neige avec le sable. Tout retourne au magma. J’avance dans la neige comme un oiseau qui reste. Je quête un mot d’amour dans les jurons du vent.        

Le cœur est un meuble encombrant pour ceux qui n’aiment pas. Ses tiroirs sont pleins de caresses oubliées, de promesses ignorées et de lambeaux d’enfance déchirés par le temps. Je ne suis pas de ceux qui magasinent leurs chaînes, leur tombe, leurs habits. Je parle avec la lune comme un rêveur public. Il manque à mon crayon la force du figuier, la sève des érables, le sang des crucifères. Il manque du sel à mes voyelles, du poivre à mes consonnes, des épices à la nuit. C’est sur des pattes de mouche qu’avancent les idées, des gribouillis d’enfant, des cicatrices à nu. Je donnerais mon ombre pour un peu de lumière, le froid de la mémoire pour un peu de chaleur. J’écris avec mes lèvres tout autant que mes pieds, les pattes bancales d’une main qui courent sur la table. Je mets un merle dans ma phrase, un ruisseau dans ma voix, un peu de neige entre les lignes. Il fait si froid, les manteaux poussent tous seuls. Des bonhommes de neige apparaissent partout. Ils se saluent en soulevant la pelle.        

Les mots d’enfant se perdent dans le langage des adultes, leurs mots à double face, leurs phrases à cran d’arrêt, leurs doigts sur la gâchette et le clavier des tiroirs-caisses. Les barbelés ne sont plus pour les vaches, mais pour les réfugiés. Nous sommes tous exilés d’une mère, cherchant où prendre pied. D’une oreille fine comme une ligne d’eau, j’écoute sous la neige le grouillement des insectes au ventre de l’humus, le mouvement des larves, le couinement des restes, les os des morts s’entrechoquant. Il n’y a pas que les gestes ou les mots, les poings ou les caresses, les insultes ou les éloges. Certains parlent la même langue sans pouvoir se comprendre. D’autres, dont l’alphabet diffère, se partagent leurs langues, bouche à bouche, et se connaissent mieux. D’autres s’entretuent sans savoir pourquoi. D’autres chantent le même air et dansent en commun. Même les athées écrivent pour s’approcher de Dieu ou quelque chose de plus qu’un souffle, qu’un simple geste posé par hasard. Je n’ai pas besoin d’un nègre pour écrire, ma négritude me suffit, ma négritude blanche, mes plumes de coq, mes truites du Wisconsin, mes quelques mots d’anglais, mes pets de sœur, ma couenne dure, mes feuilles d’érable, mes brûlots du Lac noir. Plus je vieillis, plus je me sens comme un gamin qui a survécu à l’âge adulte, ce cauchemar climatisé.

 

Par Jean Marc la freniere

 

A Lire : ICI

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