Tension zéro, immobilisé et intransportable.
Si je n’existe qu’à travers le regard des autres, quelque chose me manque. Je porte en moi le récit du parcours effectué et une part grumelée d’humanité. Déjà, à ma naissance, rien n’indiquait mon identité avortée dans la béance des heures décalées. Près de treize ans après mon accident, j’ai le sentiment qu’une amélioration de ma mobilité serait à nouveau une épreuve. Je ne veux pas dire que l’on s’habitue à un état physique amoindri, mais que l’effort d’adaptation qu’il a suscité deviendrait obsolète. On ne peut réparer les brèches de la mort physique et je ne serais jamais plus ce que je fus. On répare une offense, pas une injure. Et puis, il me faudrait à nouveau réamorcer la vie dans les lieux disparus et cette expectative est quelque peu effrayante. Pour remmancher les sources premières au volcan natif, je devrais enjamber les crevasses laissées par d’incurables cadavres.
Dans nos gènes, le lapsus de l’évidence courtise les faux semblants. L’imprévu corrige la route et le trajet parfois décadent empire une réalité déjà menaçante. Il y a un peu plus d’une décennie, j’étais à terre, sur le bord d’un caniveau, le corps allongé dans l’herbe, un bout de tibia de l’autre côté de la chaussée. Tension zéro, immobilisé et intransportable durant plusieurs heures. Ma vie d’homme « normal » s’est fracassée sur un panneau -Stop- qui bordait la route. Aujourd’hui, lorsque j’y pense, je suis toujours perturbé de constater combien je suis devenu un autre : l’ex. L’ex corps, l’ex image, l’ex vivant. J’ai divorcé d’avec moi. J’ai clôturé la capitale de l’instant valide derrière la figure symbolique des silences de la voix et de l’os.
Ma dernière crise de foi remonte à mon baptême. Il est terrible de naître en croyant être arrivé. Le projet est déjà une souffrance déracinée du chaos maternel. Nomade de passage, l’attraction est mon chemin. Je vais là où la tempête des éléments me conduit. Tout jeune, on nous apprend à tenir un volant et l’on nous laisse penser que le choix de la route est entre nos mains. Hors, seul le provisoire nous appartient et nous sommes inévitablement guidés par le hasard. Appartenir, c’est faire corps pour un temps avec des conditions d’existence que nous n’avons pas choisies. Je dépends cruellement de mes rapports avec le monde, de la mondialisation du sacrement humain. Je suis un dérégulateur chronique de la nature sauvage. J’empiète ses reflets avec les progrès que j’accorde à mon confort et j’achève ma volonté dans les mains de simulacres injustifiés.
La main dans le Chapeau. - Bruno Odile - Tous droits réservés ©