On croit si souvent connaître l’autre.
Ma liane douce, mon attache tendre, il serait fou de croire malgré tout à une éventuelle liberté d’être et d’agir. Je te vois encore comme une image éclatée, comme une brisure sur la vague qui s’éloigne. Ma femme perdue, mon amour détourné. Je t’ai vue disparaître. Tu es devenue la doublure de la porte que l’on ouvre. Le trait coupant du désir qui se déchire. La lame brillante qui découpe la terre comme le soc d’une charrue éclairée par le soleil.
Sous la cascade, le parapluie est inutile. La force de l’eau freine puis paralyse son ouverture.Pour ne pas perdre le fil, il me faut respecter la cadence, le rythme donné au fracas du cœur. Je dois m’éloigner au plus vite de l’influence exercée par la fanfare des mots. Le grand transport irréfutable du désespoir est en mutation. L’encre noire de la cendre se soulève avant de s’endormir dans le tracé horizontal. Elle emporte mon libre arbitre sur une terre inconnue.
Je te recueille dans les champs parmi les pollens allergisants où s’envolent les cheveux d’ange. Je te retrouve faisant corps avec le lent pèlerinage du silence parmi la suée des feuilles que le vent emporte. Je te rattrape au cœur d’une pantomime lugubre et de l’air gâché. Je voudrais rompre comme le tronc d’arbre frappé par la foudre et défier l’autonomie de l’émotion lorsqu’elle est déficiente. J’aimerais me sentir responsable de moi-même au-delà des avalanches de l’incapacité. Longtemps, tu as été intarissable là où tout est perdu et je voudrais maintenant pouvoir orienter la goutte d’eau qui échappe au ruisseau. Mais le jour va plus vite que les oiseaux qui traversent les marais.
A présent, nous le savons, ton suicide était le cancer enlisé dans l’abus dont tu souffrais. Il est incontestable que mal vivre provoque des maladies et des gangrènes dont on succombe fatalement. Et, notre relation à l’autre, on le voit bien ici, ne peut se résumer à un bras tendu, à une épaule solide ou à un soutien fraternel et moral.
J’ai cru savoir que tes insatisfactions grandissantes t’avaient dévitalisée comme une racine que l’on empoisonne doucement jour après jour. Mais était-ce bien cela ? On croit si souvent connaître l’autre, alors qu’il nous échappe et nous surprend quelquefois d’un simple geste. Le crépuscule est dévalisé par l’abondance du noir. Notre devenir reste coincé dans le triangle de l’amour, du manque et de l’espoir. La satisfaction n’est jamais rassasiée. Elle n’est qu’un moteur à embûches, à galères, à œdèmes intestins, cruels et meurtriers. Notre socialisation est imparfaite, notre instinct aussi. Vivre dans la projection permanente du suprême, c’est convier le feu dans ses rêves de coton. Te souviens-tu de cette époque où nous jouions au poker des mots ? A chaque partie c’était la feuille qui l’emportait sur la pierre, le ciseau sur la feuille et la pierre sur le ciseau…
- Bruno Odile - Tous droits réservés ©